À la rencontre d'Emmanuel Blot, arrivé au Potager du Roi en 2005. Propos recueillis par Antoine Jacobsohn.

Quel est ton premier souvenir du Potager du Roi ?

C’est bien avant mon arrivée ! C’est probablement pendant mes études d’architecture que j’ai entendu parler de ce jardin structuré par des murs et des terrasses. En fait, je pensais que le jardin avait disparu. C’était un lieu un peu mythique. Dix ans plus tard, j’ai découvert que le lieu existait toujours.

Je suis venu la première fois quand ma compagne a été acceptée en Certificat d’études supérieures paysagères (CESPCertificat d’études supérieures paysagères) à l’école de paysage. Nous sommes venus pique-niquer pendant l’été, avant la rentrée, au jardin Duhamel du Monceau. Mais ce jour-là, le jardin semblait surexposé, il y avait beaucoup de lumière, il faisait très chaud…

J’ai commencé à vraiment l’apprécier quand je suis rentré dans l’équipe. J’y ai découvert d’autres lumières, d’autres ambiances, le matin, le soir… et le passage des saisons.

C’est un lieu que je redécouvre régulièrement. Même si c’est un jardin très architecturé, il n’y a jamais de rigidité. Peut-être est-ce un peu lié à son état. Il y a sans doute quelque chose dans sa fragilité qui le rend émouvant, mais il y a aussi toute la richesse du rapport entre le végétal et les structures élémentaires : les lignes des plantes qui reprennent les lignes des murs, mais en les adoucissant, les parties plus libres du jardin, comme au 2e des Onze, qui jouent d’une autre manière avec cette géométrie.

J’aime le Potager parce qu’il échappe à une logique « Grand Siècle ». Il en garde une partie de la rigueur et, en même temps, il s’en échappe. C’est un des plus beaux jardins que je connaisse.

Est-ce que tu as un endroit préféré dans le jardin ?

Oui, plusieurs. J'aime les coulisses, les lieux périphériques qui entourent le Grand Carré. Je travaille dans le Grand Carré, alors pour moi les autres espaces sont comme des coulisses : la Terrasse Hardy, le jardin Duhamel du Monceau, les Onze... Je n'y vais pas souvent mais, à chaque fois, je trouve ça très beau. Il y a ce retrait créé par les murs, les creux ou la distance (le Duhamel) ; on y a un rapport plus proche aux végétaux ; le Grand Carré n'est plus vu : il est juste ressenti et puis on le redécouvre dans toute son ampleur avec le grand ciel au dessus de lui - sur la terrasse Hardy, cela se fait progressivement.

Le local « oignon » au 1er des Onze provoque lui, chaque fois, des souvenirs d'enfance. C'est l'odeur des oignons, la chaleur, le fait de stocker, de conserver. Chaque année, c'est un moment important. Le souvenir vient du Tarn où j'avais un grand oncle avec qui on ramenait les récoltes dans des toiles de jute avant de les étaler dans le galetas. Cela m'a marqué. C'était la campagne avec plein de sensations.

J'aime aussi les deux voûtes et les escaliers qui se font face à face de part et d'autre du Grand Carré. Le passage sous la terrasse...

Pourquoi est-ce que tu es devenu jardinier ?

À une période de ma vie, je me suis retrouvé au RMI (Revenu Minimum d'Insertion) et j'ai alors demandé à travailler dans un jardin d'insertion en maraîchage. J'y ai travaillé pendant un an et demi ; c'était à Sevran, en Seine-Saint-Denis, dans un environnement difficile. C'était ma première expérience. Je suivais parallèlement des cours de botanique dispensés par la ville de Paris aux Serres d'Auteuil. Tout cela m'a beaucoup plu.

C'est grâce à Jacques Bruant (responsable des cultures ornementales qui est parti à la retraite en 2009), qui recherchait quelqu'un en ornemental, que j'ai eu la chance de rentrer au Potager. Un an et demi plus tard, Christine Dufour m'a intégré à l'équipe des cultures légumières.

Il y a, je pense, plusieurs raisons pour lesquelles je suis venu au jardin. D'abord, parce que je ne suis pas devenu architecte ! Mais j'aime croire que je prolonge ici quelque chose de cette formation initiale, pendant laquelle je m'intéressais aussi beaucoup au paysage. Je continue à travailler sur l'espace, avec d'autres moyens et d'autres temporalités. Je pensais à un architecte allemand du début du 20e siècle, Heinrich Tessenow, qui dessinait la maison et son potager avec la même attention car c'est le même espace. Aujourd'hui, quelqu'un comme Sébastien Marot, avec d'autres perspectives, réfléchit sur les rapports entre espaces de production agricole et espaces domestiques. Les souvenirs d'enfance, comme ceux que j'ai évoqués, jouent aussi un rôle important dans mon désir de jardin.

La prise de conscience de la complexité du monde vivant nous oblige à rester modeste. Il y a tellement à apprendre et à comprendre dans un jardin.

Pour revenir à la question initiale, je pense que je continue chaque jour à devenir jardinier ! La prise de conscience de la complexité du monde vivant nous oblige à rester modeste. Il y a tellement à apprendre et à comprendre dans un jardin.

Est-ce qu'il y a un geste de jardinier ou un outil que tu préfères aux autres ?

Je m'intéresse depuis longtemps à la préhistoire. Je pense que mon lien à la cueillette a un rapport avec ce temps long. Mon geste préféré est lié à la récolte. En amont, il y a souvent de l'inquiétude : la qualité de la levée des semis, les maladies éventuelles, les ravageurs... La récolte c'est une sorte de récompense, un plaisir.

L'outil, c'est le couteau, qui est lié à la récolte (Emmanuel fait le geste avec la main et le poignet de couper / récolter). C'est le plaisir de préparer le marché et, préparer le marché, c'est déjà préparer le repas. C'est particulièrement vrai, par exemple, quand on récolte pour Rémi (Rémi Chambard, chef du restaurant étoilé Les Étangs de Corot à Ville-d'Avray). C'est déjà le plaisir de la nourriture.

Même si je l'utilise peu, il y a un autre outil : la houe. C'est l'outil primitif, un peu comme le couteau. C'est le même geste qu'il y a 6000 ans. Il n'y a pas beaucoup de métiers où on reproduit des gestes aussi anciens. Il y a de l'émotion dans ces gestes dans ce jardin.